C'est connu, sport et politique ne font pas bon ménage. Cependant, bien que les sportifs soient mal à l'aise dans les cercles politiques, les politiciens sont habituellement enthousiastes à l'idée d'être associés au sport.
Fangio (au centre) avec le président Batista (à droite), la veille de l'enlèvement
En 1958, le président Fulgencio Batista tente de conserver une atmosphère de normalité à Cuba. La guérilla de Fidel Castro a établi un campement dans les montagnes et les émeutiers deviennent plus agressifs. Mais Batista souhaite que les affaires se déroulent normalement à La Havane.
Son plan est de transformer la capitale de l'île et d'en faire un Las Vegas cubain où les riches touristes américains viendraient déposer leur argent dans les coffres de l'état. Et quoi de mieux qu'une course d'envergure pour les attirer.
Le premier Grand Prix de Cuba a eu lieu en 1957 ; ce fut un grand succès populaire. Le pilote vedette de l'époque, Juan Manuel Fangio, avait remporté la course. Des spectateurs enthousiastes et curieux avaient longé les rues du circuit urbain. Mais l'édition de 1958, courue moins d'un an avant la révolution, serait très différente.
Fangio revient pour défendre sa victoire. Plusieurs autres vedettes sont inscrites, incluant Stirling Moss. Les mieux nantis résident au luxurieux Hôtel Lincoln. La veille du Grand Prix, à l'heure du dîner, Fangio traverse le hall d'entrée. Un jeune homme portant un veston de cuir apparaît devant l'Argentin, pistolet à la main.
Selon les récits de l'époque, l'homme aurait nerveusement déclaré : "Fangio, vous devez me suivre. Je suis un membre du Mouvement révolutionnaire du 26 juillet." Un des amis de Fangio prend un presse-papier en main, mais le pistolet se pointe alors dans sa direction. L'avertissement est clair : "Si vous bougez, je tire". Fangio est ensuite dirigé vers une voiture.
Les raisons de ce kidnapping sont simples. En capturant un homme reconnu, les rebelles embarrassent le gouvernement tout en attirant une publicité mondiale à leur cause. Cependant, alors que la nouvelle fait le tour du globe, le président Batista ordonne la tenue du Grand Prix. Parallèlement, des policiers d'élite partent à la chasse des kidnappeurs.
Moss, également une cible des rebelles, est placé sous garde. Tout au long de la nuit, un agent cogne à sa porte toutes les trois heures pour s'assurer que l'Anglais est toujours là. "C'était une nuit très troublante", s'est souvenu Moss. "Fangio a dit aux rebelles : 'Ne prenez pas Stirling, il est en voyages de noces'. C'était un mensonge, évidemment. Mais c'était très gentil de sa part."
Entretemps, Fangio vit sa situation dans le calme. Dans un appartement bien meublé, on lui sert un bon repas de steak et pommes de terre, ce qui sera suivi par une bonne nuit de sommeil. Convaincu qu'il n'est aucunement en danger, il développe le syndrome de Stockholm. Il admettra plus tard qu'il avait de la sympathie pour ses ravisseurs : "C'est une aventure de plus. Si les rebelles ont fait ça pour une bonne cause, alors comme Argentin je dois l'accepter."
Tel qu'ordonné par Batista, les moteurs démarrent le lendemain matin devant une foule de 150 000 personnes. Maurice Trintignant occupe le cockpit de la Maserati de Fangio. Pendant ce temps, Fangio reçoit les excuses du bras droit de Castro, Faustino Perez. On lui offre une radio pour qu'il puisse écouter le déroulement de la course, mais l'otage refuse. "J'étais sentimental", a-t-il expliqué. "Je ne voulais pas écouter car je me sentais nostalgique."
Aux commandes de leurs Ferrari respectives sur le tracé de 5,6 km, Stirling Moss et son coéquipier Maston Gregory mènent la course. Mais dès le 5e tour, chaque virage ou presque est couvert d'huile ; les voitures glissent très près des barrières. Sur le coup, les organisateurs soupçonnent un sabotage orchestré par les rebelles, mais ils découvrent que la Porsche de Roberto Mieres a une fuite d'huile.
L'inévitable survient au tour suivant quand Armando Garcia Cifuentes perd le contrôle de sa voiture et fonce directement dans la foule. 40 personnes sont blessées et sept autres tuées. L'épave de la voiture fait tomber un pont de fortune fabriqué en bois. Le pilote Ulf Noriden s'arrête pour aider les victimes : "Je n'arrivais même pas à voir la Ferrari. Les corps la couvraient. Je pataugeais parmi des bras et des jambes."
Moss remporte la course au bout de six tours
© Getty Images
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Moss, qui ignore l'ampleur de la tragédie, continue de se battre contre Gregory à l'avant du peloton. Ce sera une des plus étranges victoires de sa carrière.
"Je faisais ma course et tout d'un coup j'ai constaté l'accident et le pont effondré. Je dis un pont, mais c'était plutôt quelques morceaux de bois et des échelles de chaque côté. Maston Gregory et moi avions échangé nos places quelques fois ; il était devant moi au moment de l'accident. J'ai vu le drapeau rouge et tous les pilotes ont levé le pied. "
"Quand j'ai vu la ligne d'arrivée, j'ai mis la pédale au plancher et j'ai doublé Gregory pour la victoire. Quand nous nous sommes arrêtés, il n'était pas très content. Il m'a dit 'Hé, j'étais devant toi tout ce temps-là', et je lui ai répondu 'Oui, mais pas à la ligne d'arrivée.'"
"Je savais que la seule personne qui pouvait ordonner le drapeau rouge était le directeur de la course, et en partant de la ligne de départ-arrivée, il n'aurait jamais pu se rendre si vite jusqu'au pont pour le brandir. Donc celui que j'avais vu là-bas n'était pas officiel."
"Alors j'ai dit à Maston 'Reste tranquille, on prend notre argent et on divise en parts égales.' Et c'est ce que nous avons fait. Sinon, la cause aurait été devant les organisateurs, et avant qu'ils ne décident qui a gagné, ça prendrait des années avant d'avoir notre argent."
"Alors officiellement, je suis le vainqueur, mais en vérité n'importe lequel d'entre nous deux aurait pu l'être. Mais ça n'a pas d'importance. Pourquoi s'en faire avec ça ? Surtout avec tout ce qui s'est passé lors de ce week-end."
Quand Fangio est libéré peu de temps après la course, et que les rebelles de Castro font de nouveau la manchette autour du globe, le blâme est réparti. Cifuentes, assez injustement, est accusé d'homicide alors qu'il lutte pour sa survie à l'hôpital. Quant au kidnapping de Fangio, le gouvernement cubain dépose des accusations criminelles contre "des personnes inconnues".
La révolution menée par Castro prend le pouvoir quelques mois plus tard. La course est de retour en 1960 et se dispute à l'aérodrome militaire du Camp Columbia. Moss gagne l'épreuve, mais un autre drame survient lorsque la Ferrari de Ettore Chimeri fracasse une barrière et fait un plongeon de 45 mètres dans un ravin. Il meurt à l'hôpital.
Au cours des années suivantes, la course automobile disparaît de l'île pour ne plus y revenir. Bien que ce soit populaire, c'est une activité trop bourgeoise pour le régime communiste. Autrement dit, la politique ne s'y prête plus.
Fangio (au centre) avec le président Batista (à droite), la veille de l'enlèvementEn 1958, le président Fulgencio Batista tente de conserver une atmosphère de normalité à Cuba. La guérilla de Fidel Castro a établi un campement dans les montagnes et les émeutiers deviennent plus agressifs. Mais Batista souhaite que les affaires se déroulent normalement à La Havane.
Son plan est de transformer la capitale de l'île et d'en faire un Las Vegas cubain où les riches touristes américains viendraient déposer leur argent dans les coffres de l'état. Et quoi de mieux qu'une course d'envergure pour les attirer.
Le premier Grand Prix de Cuba a eu lieu en 1957 ; ce fut un grand succès populaire. Le pilote vedette de l'époque, Juan Manuel Fangio, avait remporté la course. Des spectateurs enthousiastes et curieux avaient longé les rues du circuit urbain. Mais l'édition de 1958, courue moins d'un an avant la révolution, serait très différente.
Fangio revient pour défendre sa victoire. Plusieurs autres vedettes sont inscrites, incluant Stirling Moss. Les mieux nantis résident au luxurieux Hôtel Lincoln. La veille du Grand Prix, à l'heure du dîner, Fangio traverse le hall d'entrée. Un jeune homme portant un veston de cuir apparaît devant l'Argentin, pistolet à la main.
Selon les récits de l'époque, l'homme aurait nerveusement déclaré : "Fangio, vous devez me suivre. Je suis un membre du Mouvement révolutionnaire du 26 juillet." Un des amis de Fangio prend un presse-papier en main, mais le pistolet se pointe alors dans sa direction. L'avertissement est clair : "Si vous bougez, je tire". Fangio est ensuite dirigé vers une voiture.
Les raisons de ce kidnapping sont simples. En capturant un homme reconnu, les rebelles embarrassent le gouvernement tout en attirant une publicité mondiale à leur cause. Cependant, alors que la nouvelle fait le tour du globe, le président Batista ordonne la tenue du Grand Prix. Parallèlement, des policiers d'élite partent à la chasse des kidnappeurs.
Moss, également une cible des rebelles, est placé sous garde. Tout au long de la nuit, un agent cogne à sa porte toutes les trois heures pour s'assurer que l'Anglais est toujours là. "C'était une nuit très troublante", s'est souvenu Moss. "Fangio a dit aux rebelles : 'Ne prenez pas Stirling, il est en voyages de noces'. C'était un mensonge, évidemment. Mais c'était très gentil de sa part."
Entretemps, Fangio vit sa situation dans le calme. Dans un appartement bien meublé, on lui sert un bon repas de steak et pommes de terre, ce qui sera suivi par une bonne nuit de sommeil. Convaincu qu'il n'est aucunement en danger, il développe le syndrome de Stockholm. Il admettra plus tard qu'il avait de la sympathie pour ses ravisseurs : "C'est une aventure de plus. Si les rebelles ont fait ça pour une bonne cause, alors comme Argentin je dois l'accepter."
Tel qu'ordonné par Batista, les moteurs démarrent le lendemain matin devant une foule de 150 000 personnes. Maurice Trintignant occupe le cockpit de la Maserati de Fangio. Pendant ce temps, Fangio reçoit les excuses du bras droit de Castro, Faustino Perez. On lui offre une radio pour qu'il puisse écouter le déroulement de la course, mais l'otage refuse. "J'étais sentimental", a-t-il expliqué. "Je ne voulais pas écouter car je me sentais nostalgique."
Aux commandes de leurs Ferrari respectives sur le tracé de 5,6 km, Stirling Moss et son coéquipier Maston Gregory mènent la course. Mais dès le 5e tour, chaque virage ou presque est couvert d'huile ; les voitures glissent très près des barrières. Sur le coup, les organisateurs soupçonnent un sabotage orchestré par les rebelles, mais ils découvrent que la Porsche de Roberto Mieres a une fuite d'huile.
L'inévitable survient au tour suivant quand Armando Garcia Cifuentes perd le contrôle de sa voiture et fonce directement dans la foule. 40 personnes sont blessées et sept autres tuées. L'épave de la voiture fait tomber un pont de fortune fabriqué en bois. Le pilote Ulf Noriden s'arrête pour aider les victimes : "Je n'arrivais même pas à voir la Ferrari. Les corps la couvraient. Je pataugeais parmi des bras et des jambes."
Moss remporte la course au bout de six tours
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Moss, qui ignore l'ampleur de la tragédie, continue de se battre contre Gregory à l'avant du peloton. Ce sera une des plus étranges victoires de sa carrière.
"Je faisais ma course et tout d'un coup j'ai constaté l'accident et le pont effondré. Je dis un pont, mais c'était plutôt quelques morceaux de bois et des échelles de chaque côté. Maston Gregory et moi avions échangé nos places quelques fois ; il était devant moi au moment de l'accident. J'ai vu le drapeau rouge et tous les pilotes ont levé le pied. "
"Quand j'ai vu la ligne d'arrivée, j'ai mis la pédale au plancher et j'ai doublé Gregory pour la victoire. Quand nous nous sommes arrêtés, il n'était pas très content. Il m'a dit 'Hé, j'étais devant toi tout ce temps-là', et je lui ai répondu 'Oui, mais pas à la ligne d'arrivée.'"
"Je savais que la seule personne qui pouvait ordonner le drapeau rouge était le directeur de la course, et en partant de la ligne de départ-arrivée, il n'aurait jamais pu se rendre si vite jusqu'au pont pour le brandir. Donc celui que j'avais vu là-bas n'était pas officiel."
"Alors j'ai dit à Maston 'Reste tranquille, on prend notre argent et on divise en parts égales.' Et c'est ce que nous avons fait. Sinon, la cause aurait été devant les organisateurs, et avant qu'ils ne décident qui a gagné, ça prendrait des années avant d'avoir notre argent."
"Alors officiellement, je suis le vainqueur, mais en vérité n'importe lequel d'entre nous deux aurait pu l'être. Mais ça n'a pas d'importance. Pourquoi s'en faire avec ça ? Surtout avec tout ce qui s'est passé lors de ce week-end."
Quand Fangio est libéré peu de temps après la course, et que les rebelles de Castro font de nouveau la manchette autour du globe, le blâme est réparti. Cifuentes, assez injustement, est accusé d'homicide alors qu'il lutte pour sa survie à l'hôpital. Quant au kidnapping de Fangio, le gouvernement cubain dépose des accusations criminelles contre "des personnes inconnues".
La révolution menée par Castro prend le pouvoir quelques mois plus tard. La course est de retour en 1960 et se dispute à l'aérodrome militaire du Camp Columbia. Moss gagne l'épreuve, mais un autre drame survient lorsque la Ferrari de Ettore Chimeri fracasse une barrière et fait un plongeon de 45 mètres dans un ravin. Il meurt à l'hôpital.
Au cours des années suivantes, la course automobile disparaît de l'île pour ne plus y revenir. Bien que ce soit populaire, c'est une activité trop bourgeoise pour le régime communiste. Autrement dit, la politique ne s'y prête plus.
